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11.
Rés. O. 40 (3)
[Jean d’Abondance ?]
La guerre et le debat entre la langue les membres et
le ventre. C’est assavoir la langue les yeulx les oreilles
le nez les mains les piedz, qu’ilz ne veulent plus rien bailler
ne aministrer au ventre, et cessent chascun de besongner.
Paris, Jean Trepperel, s. d.
Troisième pièce d’un recueil
de plaquettes gothiques contenant : 1. [Jean Molinet], S’ensuyt
l’art : et science de rethoricque pour faire rimes et balades,
Paris, s. l. n. d. ; 2. S’ensuyt le romant du duc Guillaume
: lequel en son vivant fut roy d’Angleterre, et aussi duc de Normendie
dont il tint paisiblement son peuple. Paris, s. l. n. d. ;
4. [Pierre Jamec], Le debat du vin & de l’eau avec unes lectres
missives à envoyer à sa dame par amours. Paris, Jean Trepperel,
s. d. ; 5. [Pierre Gringore], Le chasteau de labour. Paris,
Jean Trepperel, s. d. ; 6. Les triumphes de France translaté
de latin en françois par maistre Jehan Divry… Paris, Jean Barbier
pour Guillaume Eustace, 1508.
Reliure en veau brun jaspé du XVIIe siècle.
S’il s’est constitué
dès la première moitié du XIVe siècle, le genre littéraire
du débat a connu sa plus grande expansion dans la seconde moitié
du siècle suivant, à l’époque où la littérature est devenue de plus
en plus le fait de clercs d’administration et d’hommes de lois :
formés dans l’élément du discours juridique, ils se sont aussi attachés
à ressaisir celui-ci comme un véritable jeu de langage. La mode
littéraire des débats, où une question quelconque est abordée selon
les différents points de vue de deux interlocuteurs ou quelquefois
un peu plus, en est un des témoignages les plus éloquents : car
« la loi du débat n’est ni la dialectique ni l’imitation du naturel
de la conversation, c’est le procès » (Pierre-Yves Badel). Telle
est bien la « loi » qui régit La guerre et le débat entre la
langue, les membres et le ventre : pas de discussion ici, mais
une suite de griefs. La langue appelle en effet les autres membres
à se révolter contre la tyrannie du ventre « et les instruict à
faire resistence » : « C’est un seigneur, il nous tient sous le
jou ». À sa suite, dans de beaux discours de rhétorique judiciaire,
les yeux, les oreilles, le nez, les mains et enfin les pieds font
connaître leurs chefs d’accusation respectifs puis décrètent une
grève générale de leurs fonctions. Mais, comme on peut s’y attendre,
chacun finit par dépérir et c’est finalement le ventre qui les ramène
à la raison, qui est aussi une leçon de conservatisme : livrant
le dernier mot de ce qui est une fable politique autant qu’un morceau
d’éloquence plaisante, il les persuade tous de l’intérêt que chacun
a au service de son seigneur.
On reconnaît sans mal dans l’argument de ce débat un « apologue
insigne entre les fables », comme le disait La Fontaine, qui en
a tiré pour sa part la fable « Les membres et l’estomac », tandis
qu’un peu plutôt Shakespeare l’avait inséré dans la première scène
de Coriolan. L’histoire est tirée d’un passage du deuxième
livre de l’Histoire romaine de Tite Live, qui a rapporté
comment, à l’occasion d’une sécession de la plèbe, le consul Menenius
Agrippa était parvenu à réduire paisiblement les rebelles à l’obéissance
et à refaire l’unité du corps politique en se contentant de leur
raconter la fable de la révolte des membres contre l’estomac. De
Tite Live, l’apologue est passé dans les fabliers ou « Isopets »
du Moyen Âge, d’où l’auteur de La guerre et le débat entre la
langue, les membres et le ventre l’aura sans doute tiré pour
en faire l’objet d’une grande amplification rhétorique, comme à
la même époque, à la fin du XVe siècle ou au début du
XVIe, on en a fait aussi la matière d’adaptations dramatiques
sous la forme d’une moralité et d’une farce. C’est d’ailleurs à
un auteur de théâtre, Jean d’Abondance, qu’Antoine du Verdier, à
la fin du XVIe siècle, a attribué ce débat dans sa Bibliothèque
française, sans que cette attribution puisse être aujourd’hui
formellement confirmée. On connaît trois éditions de La guerre
et le débat entre la langue, les membres et le ventre publiées
au XVIe siècle, également rares. L’une parut à Lyon,
chez Jacques Moderne, les deux autres à Paris, chez Jean Trepperel
puis, avec les mêmes illustrations de bois gravés, chez Pierre Sergent,
vers 1540, à l’adresse de la « rue Neufve Nostre Dame à l’enseigne
sainct Nicolas ». Bien qu’elle ne soit pas datée, l’édition au nom
de Jean Trepperel est de ces trois la plus ancienne puisqu’elle
fut imprimée avant 1512, date du décès du libraire.
•
Pierre-Yves Badel, “Le débat”, dans Grundriss der romanischen
Literaturen des Mittelalters, t. 8, 1 : La littérature
française aux XIVe et XVe siècles,
sous la dir. de Daniel Poirion, Heidelberg, 1988, p. 95-110 ;
La guerre et le debat entre la langue les membres et le ventre,
éd. en fac-similé publiée par Simon Berard et Louis-Jean-Nicolas
de Monmerqué, Paris, 1835 et éd. en fac-similé publiée par A.
Silvestre, Paris, 1840.
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