Monique CUBELLS

professeur émérite à l'université de provence

LE PARLEMENT DE PROVENCE

 

En 1481, le comté de Provence était rattaché au royaume de France, en vertu du testament du dernier comte Charles III. Ce dernier, mort cette année - là, avait légué son domaine provençal au souverain français. Louis XI devenait alors comte de Provence. Les Etats de Provence, réunis en 1482 et 1486, acceptèrent la réunion, non sans avoir spécifié que devaient subsister les privilèges et libertés traditionnelles du comté. Malgré ces précautions des représentants des Provençaux, les rois de France imposèrent, progressivement et non sans mal, les institutions françaises à leur nouvelle province. C'est ainsi que naquit le Parlement de Provence, par l'édit de Lyon de juillet 1501, il y a 500 ans.

En 1501, il existait déjà six Parlements en France. Le plus ancien était ie prestigieux Parlement de Paris, constitué peu à peu au XIVème siècle. Cinq créations avaient suivi en province : ioulouse en 1443, Grenoble en 1453, Bordeaux en 1462, Dijon en 1477, Rouen en 1499. Le Parlement de Provence n'était donc pas le premier Parlement du royaume, et il ne devait pas être le dernier. Au début, l'ancienne administration comtale demeura en place pour l'essentiel, et la nouvelle Cour resta subordonnée au grand sénéchal et gouverneur de Provence. Cette situation bâtarde provoqua troubles et mécontentements. Soucieux de mieux assurer son autorité, François 1er, par l'édit de Joinville en 1535, restreignit les pouvoirs du grand sénéchal et émancipa le Parlement d'Aix en lui donnant sans partage l'exercice de la justice au plus haut niveau dans le pays. Notamment, ie grand sénéchal ne pouvait plus évoquer devant lui les causes relevant des tribunaux réguliers.

A l'origine, le Parlement provençal était formé d'une chambre unique, comprenant un président, onze conseillers ( sept laïcs et deux hommes d'église), un avocat général et deux procureurs généraux, un avocat et un procureur des pauvres, quatre secrétaires et trois huissiers. Assez vite, cet effectif se révéla insuffisant. En 1543, la Cour était divisée en deux chambres : la grand - chambre, et la tournelle ou chambre criminelle (ainsi appelée parce que les magistrats qui y siégeaient le faisaient à tour de rôle). En 1554, le roi créait une chambre des enquêtes, qui disparut en 1561, mais fut rétablie en 1574. Elle jugait les procès par écrit (par opposition aux jugements en audience). Ses magistrats étaient les plus jeunes, récemment entrés en charge, et ils y faisaient leurs débuts. Les deux autres chambres, formées des juges les plus âges, se méfiaient de ces collègues souvent turbulents. Elles grignotèrent les pouvoirs des Enquêtes, et celles - ci ne s'occupaient plus au XVIIIème siècle que des petites causes.

En 1704 et 1705 enfin, le gouvernement royal instaura une chambre des eaux et forêts et une chambre des requêtes (cette dernière destinée à juger les causes de personnes ou corps ayant le privilège de porter leurs procès en première instance au Parlement). Mais ces juridictions furent exercées par des magistrats déjà en charge par ailleurs. Dans certains cas particulièrement importants, on réunissait l'assemblée des chambres, pour prendre les décisions d'intérêt commun ou de portée politique. Le parquet (avocats généraux et procureurs généraux) portait la parole au nom de l'Etat, en l'occurrence au nom du roi. Tout un personnel, plus ou moins subalterne, assurait le fonctionnement du Palais de justice : greffiers, secrétaires de la chancellerie, huissiers.

Les effectifs parlementaires augmentèrent presque régulièrement du XVIème au XVIIIème siècle. Les nécessités de la justice justifièrent d'abord cette augmentation. Mais très rapidement, les besoins financiers du gouvernement royal en constituèrent la cause principale. En effet, dès la fin du Moyen Age, les offices de justice (et de finances) étaient devenus vénaux. Le roi les vendait, pour le plus grand bénéfice de son trésor. La vénalité des offices ne tarda pas à s'accompagner de leur hérédité. Moyennant le paiement au roi de certains droits, les officiers pouvaient transmettre leur charge à un parent, généralement un de leurs fils. Cette pratique devint la règle en 1604 : les officiers paieraient dorénavant un droit annuel égal au soixantième de la valeur de l'office et pourraient ainsi en disposer en propriété. Ce droit annuel, perçu à l'origine par le financier Charles Paulet, fut appelé la paulette. En principe, le roi devait accorder le renouvellement de ce privilège tous les neuf ans, mais les officiers des Cours souveraines furent dispensés de ce renouvellement au cours du XVIIème siècle. Les intérêts du Trésor se trouvaient bien de la mise en vente d'un grand nombre d'offices. Mais non les intérêts politiques de la monarchie. Cependant les premiers prévalurent en la matière sur les seconds.

On a vu que les parlementaires, à l'exclusion du personnel subalterne, étaient quinze à la création de l'institution. Dès 1522, un nouvel office de conseiller était institué ; en 1523, deux offices de conseillers : en 1541, une deuxième charge de président ; en 1543, dix offices encore ; en 1554, outre la chambredes Enquêtes, on mettait en place un deuxième avocat général. On passera sur le détail des fluctuations des effectifs par la suite, Il suffit de dire qu'en 1598, à l'issue de la période troublée des guerres de religion, Henri IV fixa le nombre des magistrats à quatre présidents à mortier, trente - six conseillers, deux présidents aux Enquêtes, deux avocats généraux et deux procureurs généraux, soit quarante - six personnes. Et en 1693, après le dernier grand édit de création d'offices, le Parlement se retrouva au chiffre de soixante - quinze magistrats principaux : le premier président et neuf présidents à mortier, cinquante - sept conseillers, trois présidents aux Enquêtes, trois avocats généraux et deux procureurs généraux (on ne compte pas ici leurs substituts). Les présidents à mortier étaient ainsi appelés à cause de leur bonnet rond, à galon, garni de fourrure. En 1774, lorsque la Cour fut rétablie après la suppression des Parlements pendant les quatre années que dura la réforme du chancelier Maupeou, le nombre des hauts magistrats fut réduit à soixante.

Le ressort du Parlement d'Aix correspondait à la Provence. En 1713, le traité d'Utrecht y adjoignit la vallée de Barcelonnette, cédée à la France par le duc de Savoie. Les attributions de la Cour aixoise se sont précisées au XVIème siècle. Avant tout, c'était une cour d'appel pour les procès civils et criminels jugés par les juridictions inférieures, les sénéchaussées, créées en 1535 au nombre de cinq, et parvenues à celui de douze au milieu du XVIIème siècle. Le Parlement est une Cour souveraine, c'est - à - dire que ses propres sentences ne sont pas susceptibles d'appel. Toutefois, ses prérogatives peuvent être traversées par le roi, qui, au nom de l'exercice direct de la justice par le monarque, a la possibilité d'évoquer devant son Conseil une cause devant être jugée ou en cours de jugement par le Parlement, de la faire juger par son Conseil ou de la renvoyer à une autre Cour. Les pouvoirs judiciaires de la Cour aixoise comportent aussi de prononcer en première instance dans certaines causes. C'est le cas dans les affaires à résonance politique ou religieuse : les crimes de lèse - majesté, les sacrilèges, les rébellions et séditions, les assemblées illicites....C'est également le cas pour les procès des personnes ou des corps jouissant du privilège de commitimus , celui d'être jugés par le Parlement à l'exclusion de tout autre tribunal. Parmi les bénéficiaires de ce privilège, on compte les gentilshommes, les ecclésiastiques et les ordres religieux, les collèges, les hôpitaux, et des villes. Enfin, Messieurs d'Aix sont aussi chargés du contrôle des tribunaux inférieurs, ils règlent les conflits de compétence, reçoivent le serment des officiers de justice, leur font passer les examens d'admission dans leurs charges, et enfin les jugent le cas échéant. Et ceci est valable pour leurs propres collègues. Quand le problème est d'importance, l'assemblée des chambres se réunit pour en connaître. Mais la grand chambre dispose de larges prérogatives . Quant aux détenteurs du commitimus, ils ont affaire normalement à la chambre des Requêtes, mais ils peuvent en appeler au reste du Parlement.

Ce n'est pas tout. Le Parlement de Provence, comme les autres Parlements du royaume, dispose de pouvoirs administratifs, réglementaires, et de police. Il enregistre et autorise les statuts municipaux, s'occupe de la santé publique, surveille les auberges, les lieux de prostitution, les corps de métier, prend des mesures concernant l'ordre public, par exemple en interdisant tout attroupement, assure l'observation de la législation sur les grains. Et cette liste n'est pas exhaustive. Sous l'Ancien Régime, tout juge est en même temps un administrateur. Enfin, les parlementaires jouissent de prérogatives de caractère politique. Ils ont le droit (et le devoir) d'enregistrer les décisions royales : édits, lettres patentes, ordonnances. Les actes royaux n'ont en effet force de loi que s'ils sont inscrits sur les registres des Parlements. Les Cours jouent à cet égard le rôle d'un Journal officiel . Tout arrêt d'enregistrement comporte d'ailleurs aussi une clause de publication de la loi. Les Cours disposent encore du droit de remontrances. Cela ne leur est pas particulier, toute collectivité peut présenter des remontrances au roi. Mais les Parlements prétendent exercer ce droit à l'occasion de l'enregistrement des textes du gouvernement royal. Il y a ici un profond malentendu avec le monarque. Ce dernier ne dénie pas le droit de remontrances des magistrats supérieurs, mais il entend tenir compte ou ne pas tenir compte des objections qui lui sont faites. Et surtout, il considère qu'elles ne doivent pas empêcher l'enregistrement. Or, Messieurs tendent vers une autre conception des choses. Ils veulent examiner les édits qui leur sont présentés, suspendre leur enregistrement en attendant la réponse du Roi, et même leur apporter les modifications qu'ils jugent nécessaires. Sous Louis XIV, ils seront contraints, en 1673, de se contenter de remontrances après l'enregistrement, c'est - à - dire sans aucune portée. Mais que le pouvoir royal s'affaiblisse, et les prétentions parlementaires montent en puissance : c'est le cas au moment des guerres de religion, au temps de la Fronde, et au XVIIIème siècle, où les Parlements vont mener la vie dure à la monarchie, surtout dans la deuxième moitié du siècle. Le Parlement d'Aix a soutenu en ce domaine le même combat que les autres Cours.

On peut rattacher aux droits politiques du Parlement sa vocation à défendre les libertés de l'Eglise gallicane face à l'exercice de l'autorité pontificale ou cléricale. Le roi de France n'entend pas légiférer en matière de dogme, mais il entend bien se mêler de la discipline temporelle de l'Eglise de France (dite gallicane), surveiller cette dernière, et empêcher tout empiétement du pape ou des juges ecclésiastiques sur ses propres prérogatives. En la matière, il rencontre l'entier assentiment de la majorité des Parlements. Et le Parlement d'Aix dispose même d'une faculté qui lui est particulière : le droit d'annexé. C'est le droit de donner son aveu à tout acte émanant de Rome ou de la vice - légation d'Avignon. Sans cette autorisation des magistrats provençaux, l'acte en question ne pouvait recevoir son exécution. Par ailleurs, l'appel comme d'abus, commun cette fois à tous les Parlements du royaume, est le moyen principal dont se servaient les magistrats pour s'opposer aux entreprises du pouvoir spirituel jugées attentatoires au pouvoir temporel. Celui qui pensait être victime d'une telle entreprise en appelait au Parlement de son ressort, et celui - ci instruisait la cause et rendait une sentence. Le parquet pouvait aussi introduire la procédure. C'est par ce moyen, sur les réquisitions du procureur général Ripert de Monclar, que la Cour d'Aix supprima l'ordre des Jésuites dans l'étendue de sa juridiction en 1763. On ne peut parler de l'institution parlementaire sans dire un mot des magistrats eux - mêmes. En 1505. peu après la création de la Cour d'Aix. l'édit de février avait octroyé à ses membres les mêmes immunités et franchises qu'aux autres Parlements du royaume . Au cours du XVIème siècle, on considérait la noblesse des hauts magistrats comme effective, en vertu de l'idée que l'exercice de la justice au niveau le plus élevé était une fonction des nobles. Mais cette noblesse restait seulement coutumière. Au siècle suivant, des dispositions furent prises à diverses dates en faveur de certains Parlements, dont le Parlement de Paris, précisant les conditions d'accès à la noblesse par la voie de la magistrature. Pour tous ceux qui ne bénéficièrent pas de telles mesures, dont le Parlement d'Aix, une sorte de droit commun attribua à leurs offices le pouvoir d'anoblir les titulaires en deux générations successives, avec vingt ans d'exercice pour chacune d'elles ou mort en charge du détenteur. Ce privilège ne concerna que les présidents, les conseillers, les gens du roi (le parquet), et les greffiers en chef. En fait, si des bourgeois accédaient bien aux fonctions parlementaires, de nombreux magistrats étaient déjà nobles à leur entrée en charge.

De plus, la situation sociale des juges aixois se transforma avec le temps. Au XVIème siècle, la majorité des nouveaux officiers était formée de juristes encore bourgeois à leur accession au Parlement, un peu plus de la moitié sans doute. Un peu plus du quart étaient des nobles récents à leur entrée. Ce qui laissait encore la place pour 15% de nouveaux magistrats appartenant déjà à une bonne noblesse, et quelquefois à de très grandes familles, comme les Jarente. les Glandevès, les Sade, les Arcussia, les Simiane, les Villeneuve. Au XVIIème siècle, le nombre des bourgeois à l'entrée en charge se réduit notablement (10 à 15%), celui des nobles de naissance moyenne s'élève à la moitié, et celui des gentilshommes jouissant d'une noblesse de quatre degrés et plus (remontant au moins à leur arrière grand - père) dépasse le tiers. Au XVIIIème siècle, l'aristocratisation du Parlement se poursuit. En 1789, Messieurs ne comptaient plus que 6% de personnes directement issues de la roture, mais le tiers de noblesse récente, et 60% pouvant se qualifier de gentilshommes. La Cour d'ailleurs veilla elle - même à recruter des membres satisfaisant aux exigences sociales de l'époque : au début du XVIIème siècle, elle exclut des postulants les fils et petits - fils de boutiquiers, et en 1769 ceux qui avaient moins de quatre degrés de noblesse (avec des assouplissements dans certains cas).

Les magistrats recevaient du roi des gages, non tout à fait négligeables, mais pas très élevés. Au XVIIIème siècle, ils s'élevaient à environ 2000 livres par an pour un président, et de 800 à 1000 livres pour un conseiller. Cela ne faisait pas un très gros rapport pour des charges qui valaient au même moment 80 000 à 100 000 livres (charge de président) et 40 000 livres (charge de conseiller). Messieurs percevaient aussi les fameuses épices, qui n'étaient pas, comme on le croit souvent, des sortes de pots - de - vin versés aux juges, mais des taxes fixes perçues par la Cour ( elle avait pour cela un receveur spécial) à l'occasion des procès civils. Le rapporteur du procès avait droit au cinquième, et le reste était partagé entre les autres juges à la fin de chaque trimestre. Enfin, il existait des rémunérations pour des tâches particulières, comme des enquêtes sur les lieux, la rédaction de procès - verbaux, etc...Au total, les parlementaires aixois ne pouvaient mener vraiment grand train avec le seul revenu de leur fonction. La plupart d'entre eux tiraient leurs richesses, au demeurant fort inégales d'une famille à l'autre, des terres et seigneuries et du prêt d'argent, rarement d'un placement mobilier. Mais le pouvoir judiciaire contribuait largement à leur prestige et à leurs capacités d'influence.