La
reliure en hommage à Albert Camus
par Marie Garrigue
Dans l’introduction
au catalogue L’oeuvre d’Albert Camus en 100 reliures de création,
Florent Rousseau, président de l’Association Pour la Promotion de l’Art
de la Reliure cite Albert Camus qui disait : « La première chose à apprendre
pour un écrivain c’est l’art de transposer ce qu’il sent dans ce qu’il
veut faire sentir. Les premières fois c’est par hasard qu’il réussit.
Mais ensuite, il faut que le talent vienne remplacer le hasard. Il y
a ainsi une part de chance à la racine du génie. » Florent Rousseau
ajoute : « J’espère qu’aujourd’hui, à travers notre métier de relieur,
nous avons réussi ce même challenge. »
Imaginer
Albert Camus dans l’atelier d’un relieur
Servir au
mieux l’oeuvre de Camus, c’est se l’approprier, entrer dans son univers,
rester humble devant tant de mots si justement choisis, ouvrir son coeur
et son esprit pour laisser chacun d’entre eux nous atteindre. C’est
aussi rire avec lui, se révolter autant qu’il a pu et su le faire et
rêver d’être son ami.
Quels sentiments ont traversé l’esprit de tous ces relieurs qui ont
relié des textes de bien d’autres auteurs auparavant ? Ont-ils senti
planer autour d’eux l’ombre et l’âme de Camus, lui ont-ils parlé dans
l’intimité de leur atelier ?
C’est une étrange sensation que d’imaginer le relieur dialoguant avec
lui, cela semble si réel, si inévitable ! Lui, l’homme tellement modeste,
simple, qu’aurait-il dit de toutes ces reliures réalisées sur ses ouvrages
? Il aurait probablement eu la même réaction que lorsqu’il a reçu le
prix Nobel de littérature : « On vient de me faire un bien trop grand
honneur… » (même si l’évènement n’a pas de commune mesure) et
aurait sûrement été très ému que tant de femmes et d’hommes aient consacré
autant d’heures de recherches et de travail, pour magnifier son oeuvre
: Albert Camus aurait salué l’oeuvre du relieur. Tout comme sa fille
Catherine Camus l’a fait rédigeant une très belle préface dans le catalogue
de l’exposition : « Et dans ce monde de villes, où l’homme a perdu tant
de repères et tant d’humanité, flotte le rêve, orphelin et tenace. Il
cherche un abri. Il peut alors entrer chez le relieur, qui dans le silence
de son atelier va d’un livre à l’autre, cherchant une oeuvre qui va
lui parler, accompagner la solitude que chacun d’entre nous porte en
soi. De cette rencontre entre le rêve, une oeuvre et l’artisan, va naître
une pièce unique, originale, confectionnée durant des heures et des
jours. Car il faut lire et relire pour relier. Ce catalogue vous invite
à découvrir et à partager cette pacifique alchimie. »
La
reliure en écho aux oeuvres de Camus
Ce
mot « alchimie » est juste : chaque oeuvre de Camus a parlé, le relieur
l’a entendue et lui a répondu. Noces, recueil de 4 textes (Noces
à Tipasa ; Le Vent à Djémila ; L’Été à Alger
; Le Désert) dont la première édition paraît en 1939 à Alger,
a trouvé un écho auprès de 8 relieurs,
qui l’ont habillé d’oasis bleu glacier, de buffle Oregon, de lézard,
de box teinté, d’un plein maroquin, de veau lisse orange… L’Étranger,
« véritable mythe moderne de l’absurde, ce texte qui garde une part
de mystère est une des oeuvres phares du XXe siècle. », ainsi le décrit
Marcelle Mahasela, conservateur du fonds Camus, dans la notice mise
en exergue en ouverture de la série de reliures réalisée sur ce titre
par 8 relieurs, arbore ses habits de plein parchemin, de peaux d’animaux
australiens (sur une version en langue anglaise : The Stranger,
publiée à New York en 1971), de plein buffle couleur citron, ou, encore,
des plats en polystyrène peints à la main et vernis…
Vient ensuite le Mythe de Sisyphe qui est un « essai publié
en 1942. Il est un des volets du triptyque de l’absurde. Les épreuves
corrigées pour l’édition de 1945 présentent en appendice l’étude : L’espoir
et l’absurde dans l’oeuvre de Franz Kafka, supprimée dans l’édition
originale car Kafka était juif. En mars 1955, Camus ajoute une préface
à son texte pour l’édition américaine. » Sur ce titre, 7 relieurs ont
arrêté leur choix. Se trouve parmi les ouvrages, une édition en version
espagnole publiée en 1953 à Buenos Aires : El mito de Sisifo
accompagné de El Hombre rebelde (L’Homme révolté).
Là, de nouveau, des décors très différents, avec une prédominance des
tons brun, ocre et beige.
8 relieurs ont opté pour Lettres à un ami allemand, ouvrage
composé de « quatre lettres dont trois ont été publiées dans la presse
clandestine sous l’Occupation. Elle marque l’engagement dans la Résistance
comme lutte contre la violence. Combat était un journal clandestin
créé en 1941 par le mouvement de Résistance du même nom. Camus y serait
entré dès 1942. Tous les articles étant anonymes ou signés d’un pseudonyme,
on ne lui en attribue avec certitude que deux, dont celui intitulé
Ils ont fusillé des français, paru en mai 1944. Combat
paraît officiellement en août 1944, son rédacteur en chef est Albert
Camus. Réunies, ses quatre lettres paraissent en 1945 ». Signalons ici
la reliure souple en papier aquarelle, à dos ouvert et empreintes à
sec de Junko Morimoto qui a obtenu le Prix APPAR 2008. Ce n’est pas
la première fois que cette excellente artiste se fait remarquer par
son travail tout en finesse et élégance. La majorité des reliures sur
ce titre sont, là aussi, de couleur plutôt sombre, à l’égal de cette
triste période. Voici L’Été, « recueil publié en 1954. Il regroupe
8 textes écrits par Camus entre 1939 et 1953 : Le Minotaure ou La
Halte d’Oran ; Les Amandiers ; Prométhée aux Enfers
; Petit guide des villes sans passé ; L’Exil d’Hélène
; L’Énigme ; Retour à Tipasa ; La Mer au plus
près. Ces textes ont bien souvent fait l’objet d’une première publication
avant d’être rassemblés. » Parmi tous ces textes formant ce recueil,
Le Minotaure ou la Halte d’Oran a été relié par 8 relieurs, par
2 pour le recueil complet et enfin, par Antonio Perez-Noriega pour Prométhée
aux enfers avec une reliure à l’orientale.
La Peste est un « récit métaphorique sur les différentes formes
de l’oppression politique qui connut un vif succès dès sa parution.
Les Archives de La peste, textes publiés dans les Cahiers
de la Pléiade en constituent l’annonce. » 10 relieurs ont été captivés
par cet ouvrage publié pour la première fois en 1947 qui lui vaudra
son premier grand succès de librairie.
Viennent ensuite, l’État de siège, Les Justes, L’Exil
et le royaume, La Chute, L’Envers et l’endroit,
premier roman d’Albert Camus publié à Alger en 1937 (l’édition présentée
ici et reliée par Nejma Haji, date de 1958), son Appel d’Alger,
ses Chroniques, Carnets, Discours de Suède,
des pièces de théâtre adaptées par Albert Camus, des ouvrages d’autres
auteurs en son hommage…
La
reliure plus présente encore
La
liste est bien longue encore. 82 relieurs professionnels et amateurs
ont relié pour certains plusieurs ouvrages de Camus. Dans le catalogue
de l’exposition, les reliures sont présentées par ordre chronologique
de publication des livres qu’ellent recouvrent et par titre. C’est une
excellente manière d’appréhender les différentes sensibilités des relieurs
qui participent à cet événement. Lors d’une exposition de reliures,
rarement l’oeuvre de l’auteur a été ainsi mise à l’honneur. Nous avons
plutôt l’habitude de nous concentrer sur l’habit qui la recouvre, les
matériaux utilisés, la composition des décors, et c’est encore, bien
heureusement, le cas pour cette manifestation. Mais pour une fois, découvrir
ou redécouvrir, en même temps, Albert Camus au travers de tous ces ouvrages
et documents exposés aux côtés de toutes ces reliures de création c’est
aussi rendre un bel hommage à tous les relieurs qui ont répondu si largement
à cette invitation lancée par l’APPAR. La reliure en est encore plus
présente, encore plus vivante.
Commencer
la visite