La question des Illuminations
Illuminations : ce titre mythique de la poésie française doit son aura à son prétendu « hermétisme ». Mais il faut préciser quels textes sont regroupés sous ce titre.
À Londres, en 1874, Nouveau et Rimbaud écrivent des textes. Après leur séparation, Rimbaud charge Verlaine de les remettre à Nouveau. Verlaine conserve cependant ces feuillets épars, non signés, qui circulent de main en main pendant plusieurs années, sans que ni Rimbaud, ni Nouveau, ne les revendiquent.
En 1886, des éditeurs rassemblent, en vrac, ces textes « hors de toute littérature » qu’ils ne s’expliquent pas, et les publient au milieu de vers, sous le nom de Rimbaud, avec le titre forgé de toute pièce « Illuminations ». Lors de publications suivantes, le recueil connaît des modifications et simplifications, souvent arbitraires. Ainsi, alors que les Illuminations donnent l’impression d’un ensemble « canonique » que Rimbaud aurait sciemment assemblé, elles résultent manifestement d’un regroupement éditorial artificiel.
Dès 1949, André Breton s’interroge sur « la part de réciprocité entre deux êtres de génie [Rimbaud et Nouveau] ». Son intuition est étayée par la thèse de Jacques Lovichi, Le Cas Germain Nouveau, en 1964, qui formule l’hypothèse d’une écriture à deux mains.
En 2014, Eddie Breuil, philologue, dans son ouvrage Du Nouveau chez Rimbaud, démontre – en croisant analyses biographique, génétique, stylistique, lexicale – que Rimbaud fut le « copiste » de certains textes composés par Nouveau, apportant ainsi de nouveaux éléments au débat.
la BnF a acquis le manuscrit à la vente de la bibliothèque de ce dernier en 1957.
Ces feuillets ont été utilisés pour l’édition du recueil intitulé Illuminations en 1886. De différents formats et de deux mains (celle de Nouveau pour Villes « L’Acropole officielle » et Métropolitain), ils n’étaient pas reliés ensemble à l’origine.
Villes « Ce sont des villes », présenté ici, est copié par Arthur Rimbaud. Pour autant, le chercheur Eddie Breuil, auteur de Du Nouveau chez Rimbaud (2014), en attribue la paternité à Germain Nouveau. Plutôt que des « hallucinations », il y décèle l’évocation d’une représentation particulièrement spectaculaire d’Orphée aux Enfers d’Offenbach. Jouée en février 1874, juste avant le départ de Rimbaud et Nouveau à Londres, cette « féérie » fascine les Parisiens. Germain Nouveau l’évoque indirectement à plusieurs reprises. En 1875, il annonce avoir presque achevé une série de textes intitulés Les Villes.
Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. […]
Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sans une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.
Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?
Voir l’exemplaire numérisé intégralement (Bibliothèque nationale de France) :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/b...
Les lieux de festivités illuminent Paris. Germain Nouveau est fasciné par ces spectacles visuels et sonores et les évoque dans plusieurs poèmes et textes en prose, dont les Fantaisies parisiennes et Les Colombes. Cette ambiance se retrouve également dans des textes publiés dans les Illuminations : Fête d’hiver, Villes « Ce sont des villes », Fleurs, ou encore Parade.
La cascade sonne derrière les huttes d’opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, - les verts et les rouges du couchant. Nymphes d’Horace coiffées au Premier Empire, - Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher.
(Fête d’hiver)
Le Jardin Mabille, évoqué à plusieurs reprises par Germain Nouveau, est un lieu majeur de festivités, fabuleusement illuminé par des guirlandes de gaz, des centaines de palmiers factices dorés et plusieurs milliers de globes de verre teintés.
On retrouve dans de nombreuses Illuminations des références à la pyrotechnie ou aux « palmiers de cuivre » qui peuplaient le Jardin Mabille.
Les « cercles de musique », les « apothéoses », les « parades », termes tous issus de l’univers du spectacle, font alors sens : loin d’être cabalistiques, ils seraient nés de la vision et du souvenir que Germain Nouveau garde de la fête parisienne.
En raison d’une hypothèse considérée comme hérétique (Germain Nouveau pourrait avoir une autre importance dans la rédaction des Illuminations que celle de simple copiste), Jacques Lovichi n’a pas pu présenter sa thèse de doctorat qu’il a refusé de modifier. Comme il le dit dans le film de Christian Philibert Le Poète illuminé (Les films d’Espigoule, 2020) : « Le jour où la thèse a été retenue, je me suis présenté. Mon directeur de thèse m’a pris par le bras, il m’a sorti, il m’a dit : “Vous êtes sûr que vous voulez la présenter à tout prix ?”. Je lui dis : “Oui, pourquoi ?”. Il me dit : “Il y a un problème, ils ne sont pas d’accord avec certaines de vos hypothèses… Vous avez peut-être raison, malheureusement, mais si vous avez raison, vous foutez soixante ans d’études rimbaldiennes en l’air ! » Et bien entendu, je n’ai pas changé une virgule de texte. Et ça s’est donc terminé comme ça ».
En proposant une relecture des Illuminations, et en remettant Nouveau à sa juste place dans cette aventure littéraire, l’auteur lève la part d’ombre qui plane sur ce recueil factice et en revisite la paternité.
Les arguments développés par Eddie Breuil se fondent sur l’examen des thématiques qui parcourent ces textes : une enfance douloureuse (la série Enfance), un goût pour l’architecture, la peinture et les spectacles (Scènes, Parade, Bottom, Fleurs, Villes « Ce sont des villes ») une foi profonde (Dévotion). On sait que Nouveau se revendique comme peintre, que les deuils ont marqué sa jeunesse, qu’il est profondément chrétien - tandis que Rimbaud exprime son indifférence pour la peinture, son rejet de la religion, voire son athéisme. D’autre part, Nouveau évoque dans sa correspondance en 1875 l’écriture de textes qu’il intitule Odyssée enfantine, Les Villes, Dévotes.
Dès lors, ces rapprochements biographiques, confortés par une analyse fine des manuscrits (graphie, fautes de copie) et de leur lexique (par exemple des formules que l’on retrouve dans d’autres textes de Nouveau) permettent d’en éclairer le sens, et d’attribuer certains textes des Illuminations à Nouveau : Enfance, Dévotion, Villes, Métropolitain, Fêtes d’hiver, Parade, Fleurs, Marine, Soir historique, Barbare, Scènes, etc.